Chapitre 29. La vieille dame–
Maloiseau leva la tête et jetant le regard dans la rue, qu’il eût vite fait de récupérer, tomba sur la petite Barbie nonagénaire ; » Tiens ! maintenant tu t’aides d’une canne ma pauvre vieille « , songea t-il, en la voyant peiner à marcher. » Eh bien mignonne tu me simplifies la vie j’en prends acte, je simplifierai la tienne en l’abrégeant, alors c’est toi qui seras la première proie, tu m’en sauras gré. »
Maloiseau ne connaissait la vieille dame ni des lèvres ni des dents. Mais empruntant tous les deux régulièrement la même rue, arpentant le même trottoir, mille fois ils se croisaient, mille fois ils se frôlaient, mille fois ils s’épiaient, mille fois ils se jaugeaient mais s’ignorant toujours. Lui n’osait la saluer, et elle jouait la vieille cocotte imbue d’un passé sans doute honorable mais que nul ne savait, qui aime sentir un regard glisser sur sa silhouette…
Elle ne lui avait donc jamais rien fait sauf que, sauf que, lorsqu’ils se jouxtaient sur la largeur exigüe du trottoir s’étant réciproquement vus venir, se retrouvant en quelque sorte tête à tête, ou épaule contre épaule en vis-à-vis, la vieille délibérément obstinément regardait droit devant elle, le port de tête rigide et les lèvres narquoises, le petit pas compté. Maloiseau à ses yeux n’existait pas et Maloiseau n’aimait pas ça.
Elle savait qu’il la mâtait, il savait qu’elle savait qu’il la mâtait mais ce type de vieux beau ne l’intéressait pas, elle n’aimait pas les vieux beaux, les méprisait et elle n’entendait pas qu’un salut, qu’un mot peut-être ensuite l’engageât dans un lien qui ne fût même que celui d’une badinerie de bon voisinage, ou seulement même l’expression banale d’une courtoisie de bon aloi, bonjour madame comment allez-vous ?.
Plusieurs fois la fixant il avait failli lui dire bonjour, une fois même il le lui avait en la regardant comme susurré, l’avait-elle compris, Maloiseau en était persuadé, mais elle avait feint une fois encore de ne point le voir, cette vieille donzelle, … Vous avez d’une duchesse encore la contenance votre front et vos petits pas précieux dignes d’une immortelle mais votre oeil ne me fait pas tressaillir quand j’y pense… petite garce jurait-il alors.
Bien sûr qu’il avait capté Maloiseau qui agacé haussait imperceptiblement les épaules et lui renvoyait la balle. » Petite conne, reine des connes » – il avait des réminiscences de Chester Himes – si tu savais mammie comme je m’en tape de tes minauderies ! parce que vraiment tu crois que je te cherche, qu’aurais-je à souhaiter de toi ! il ne s’agissait que de te saluer ! Ne te la joue pas vieille cocotte, tes peaux fripées, aromatisées à l’eau de cologne ne m’intéressent pas . «
Et elle poursuivait droite dans un pantalons tenu par d’impeccables plis surannés, la lanière d’un petit sac lui barrant la poitrine passant entre les vestiges de ce que furent des seins, et toujours marchant à petits pas dosés, appliqués, apprêtés même, sous sa coiffe, car n’était-ce pas une perruque, dont la coloration violine prétendait édulcorer le grand âge, qui cachait son crâne chenu.
Dans ce jeu Maloiseau y avait gagné la captation non pas du fond de ses prunelles qui oscillaient entre le bleu azurin et le bleu dragée, mais celle d’une petite entrée dans son intimité. Car offrir ou ouvrir le fond de son oeil n’est-ce pas découvrir une parcelle de soi-même.
Elle poursuivait son cheminement sous les yeux de Maloiseau qui l’observait s’éloigner fragile trotte-menue dans son corps dégraissé puis rétréci par les ans. L’on oublie trop souvent que si certaines tribus indiennes réduisaient les têtes, les ans réduisaient les corps. Il lui semblait voir non pas la déambulation d’un ersatz de vie mais celle d’un squelette qui en était vidé et seulement couvert d’une peau de chair diaphane. Le corps avait fondu, et c’est un squelette parcheminé dont l’âme exhalait encore quelque menu souffle qui avançait marchant à pas fêlé.
Qui était-elle, qui avait-elle été ? Etait-elle veuve, vieille demoiselle, une tatie Danielle ? Etait-ce une enseignante mais de quoi, de latin-grec, de sciences physiques ? Une prof de mathématiques, une institutrice, une prof d’anglais, une couturière, ou avait-elle vécu dans le sillage d’un édile, une Dominique Rolin ?. Prenait-elle le thé dans une tasse en porcelaine tous les jours à quatre heures en y trempant une madeleine ou une biscotte beurrée d’une noix de beurre, avec un sucre qu’elle y plongeait avec une pince en argent avec une perruche sur l’épaule ? Non ! parce qu’elle avait du cholestérol et tangentait quelque diabète.
Elle lui faisait penser à ces quelques très vieilles actrices du siècle dernier encore vivante dont on se demande toujours en les voyant comment elles font pour tenir debout ou comment elles s’y prennent afin que leur dentier lorsqu’elles ouvrent la bouche ou sourient ne tombe pas dans l’assiette et dans la sauce du homard… La mémoire lui revenait, voilà ! elle avait un côté Denise Grey dans le film » La Boum « , mais avec un côté plus guindé.
Oui Maloiseau lui ferait payer sa morgue, sa suffisance, son mépris et sa condescendance. Pauvre vieille fallait pas me snober comme ça, t’es peut-être la meilleure de la bande mais fallait pas fallait pas jouer avec moi .. Oui elle avait accumulé trop de fautes graves, précises et concordantes qui ne pouvaient que la conduire à l’échafaud. En outre Maloiseau considérait qu’elle avait suffisamment et bien vécu et que puisqu’elle ne s’y attendrait pas, la tuer était lui concéder une grâce.
D’autant qu’il avait récemment découvert qu’aujourd’hui elle était contrainte de s’afficher avec une canne, ça ne pouvait donc que signifier que demain ou après-demain elle devrait avoir recours à quelque fauteuil roulant. C’était en conséquence faire oeuvre d’humanité que de ne pas l’exposer à cette avanie, à cette humiliation. Le bon sens populaire dit que d’un mal peut surgir un bien.
Oui mais comment, comment la dessouder la vieille ? une balle dans la peau ? il n’avait pas de revolver, un coup de couteau ? un couteau suisse, un couteau de cuisine, un opinel, un laguiole, un grand couteau à couper le pain … ? Il faudrait réfléchir à tout ça. Oui mais perforer, ou trancher ou décapiter une vieille dame au couteau quand même, justicier oui mais Barbe-Bleue ou djihadiste non ! Quoique …
Je ne sais pas comment je m’y prendrai avec toi mais j’irai carrément, le couteau même ne me sera pas indispensable, l’ostéoporose a dû transformer ton squelette en colonne de verre, je t’empoignerai la nuque comme on empoigne le cou d’un poulet, ma poigne suffira à briser ta nuque dont j’entendrai crisser l’éclat de tes osselets, que je broierai, dont je ferai de la farine d’os . … Non ! ne me regarde pas comme ça ! fallait pas! non fallait pas il est trop tard maintenant il fallait y penser avant. .. Ne me regarde pas comme ça !
Un coulis de sueurs glacées court sur l’échine de Maloiseau. Il se voit là dans l’instant la serrant, son poing faisant étau et réduisant la nuque dont les os sous la peau se brisent, deviennent friables sous l’étreinte. Je suis un monstre oui je suis un monstre pense t-il.
Diable ! tuer n’était pas une sinécure. Mais vivre en était-elle une … demandez aux comètes si malgré leur splendeur elles trouvent leur vie plus supportable que la mort …
_
____________
.